Charles-Louis Blanchard est un ancien élève de Clemenceau, Saint-Cyrien. Julia-Marie, qui a travaillé sur ce personnage avec son groupe, lui donne ici la parole. Elle a imaginé quelles auraient pu être ses pensées au cours de ses années de guerre.
Charles-Louis Blanchard au front
SEPTEMBRE 1914
Je suis maintenant dans le train qui m’emmène au camp d’entraînement. Les adieux avec ma famille et avec mon amie ont été brefs. Personne n’imagine la tournure que prendront les événements. Dans le train je retrouve plusieurs connaissances de St-Cyr et de Cougaud.
Nous voici arrivés à la caserne où nous allons devenir des soldats. On nous donne des uniformes pas toujours à la bonne taille avec des pantalons rouges, des sacs, des baïonnettes et cela commence. Des jours entiers, des semaines, passées à courir , sauter, s’initier au fusil, faire des corvées… Tout cela sous le regard moqueur et impitoyable du chef d’escouade. Il nous oblige à faire mille choses désagréables comme refaire indéfiniment notre lit car il y a toujours un défaut, nettoyer les latrines… tout en nous faisant insulter. Il nous fait comprendre que nous ne sommes que des petits soldats qui ne doivent qu’obéir. Bientôt nous nous endurcissons et cela commence à devenir une habitude.
Trois mois après, nous refaisons un voyage en train. Cette fois nous allons vraiment à la guerre. Je ne sais pas quoi penser car les nouvelles du front ne sont pas bonnes. Les chemins de fer ne vont pas jusqu’au camp et nous faisons le reste du chemin à pied avec notre matériel. J’ai été affecté au 92ème régiment d’infanterie. J’ai beaucoup de chances, nous ne sommes pas encore au front : pour l’instant mon régiment reste à l’arrière. Nous sommes bien accueillis par le reste de la troupe. Certains essaient de nous enseigner comment s’abriter des obus, comment reconnaître le bruit des mines, comment faire le mort quand c’est nécessaire, comment s’abriter des gaz lacrymogènes qui seront bientôt remplacés par de la chloracétone… C’est alors que je me rends compte qu’à la caserne on nous a appris à courir dans la boue, à saluer, à se mettre au garde-à-vous mais on ne nous a pas appris à protéger nos vies. Les généraux pensent à leur stratégie et ne pensent pas à nous, simples pions. Je comprends cela très vite et cela va me pousser à suivre les conseils des autres. Je les suis aussi pendant les combats et cela va sans doute me sauver la vie car la majorité des recrues ne font pas attention et meurent rapidement, voire bêtement ( par exemple, certains s’affolent et se redressent ou fuient, faisant des cibles parfaites.) Dans les tranchées, un esprit de camaraderie et de solidarité s’installe.
Deux semaines après mon arrivée, on nous envoie au front et je vais enfin voir la guerre telle qu’elle est. Personne ne peut se l’imaginer s’il ne l’a jamais vécue. Le terrain est boueux avec des flaques, le temps est pluvieux et la bataille commence en fin d’après-midi. Nous sommes sur un terrain creusé par les obus, où quelques arbres se tiennent encore debout. L’assaut est donné. Nous devons nous mettre à courir sous une pluie d’obus On ne voit pas grand-chose car nous sommes souvent à terre mais on entend : des cris de rage, de douleur, de peur, les obus qui sifflent à nos oreilles avant de s’écraser dans une énorme détonation, les tirs de fusils, les grenades qui explosent… Nous enjambons les morts sans les regarder, que pouvons-nous pour eux ? Les Allemands, de l’autre côté, courent vers nous. Nous ne pensons plus à rien d’autre qu’à tuer les hommes qui nous font face. À quoi cela servirait-il de réfléchir ? Si nous attendons, c’est nous qui tomberons. La terre explose autour de nous . Je vois des camarades touchés, tués sous mes yeux. Des blessés appellent vainement à l’aide quand ils en ont la force. Je me retrouve soudain devant un Allemand. Je ne le regarde même pas, je lui enfonce ma baïonnette dans le ventre. Il s’écroule avec un râle. Avant que je le dépasse, son visage m’apparaît, c’est un jeune homme , plus jeune que moi. Que fait-il ici ? Il devrait être chez lui, auprès des siens. Il a une famille qui attendra vainement son retour. Soudain je me rends compte que je me trouve dans la même situation. Je reviens brusquement à la réalité et me laisse rouler dans un trou d’obus. Ce sont nos seuls abris car les obus tombent rarement au même endroit. Quelqu’un s’y trouve déjà. Soulagé, je reconnais Florent, de St-Cyr. Nous nous connaissons depuis très longtemps. Nous nous abritons l’un à côté de l’autre. Les cris, les tirs, les explosions continuent autour du trou. Nous devrions avancer mais ne le pouvons pas. Aucune parole n’est échangée, nous n’avons rien à nous dire. Un obus explose soudain à côté. La terre balayée nous enveloppe. Sans bouger, nous échangeons un regard. Si cet obus était tombé un mètre plus à gauche, il ne resterait rien de nous. Nous ne pouvons cependant pas rester ici. Heureusement, l’assaut s’arrête enfin. En rampant au milieu de la boue et des cadavres, nous atteignons notre tranchée. Je me rends compte de notre état: nous sommes exténués, couverts de terre et de sang, sourds. C’est ça la Guerre, le quotidien des soldats ?
Quelques jours plus tard , je suis demandé par le colonel. Après une brève entrevue où il me pose des questions sur mes études et sur St-Cyr, nous évoquons nos souvenirs et le château de Coëtquidan , notre école, car lui aussi y était. Il m’annonce alors qu’une erreur administrative a été faite et que je devrais être lieutenant. Me voici donc sous-officier. Le reste de la conversation porte sur la différence entre la vie à St-Cyr et au front.
Les combats se succèdent, les semaines passent et je m’habitue peu à peu à la mort et à l’horreur. Quand nous ne sommes pas au front nous nous reposons dans un campement de baraquement. Nous passons notre temps à fumer, jouer aux cartes, parler…
Être lieutenant ne m’empêche pas d’avoir de terribles expériences. Un matin, mon peloton sous mes ordres est parti pour un assaut sur le front. Sur les trente hommes que je commandais, cinq sont revenus, moi compris. Je ne pouvais pas croire que j’avais perdu autant de camarades. Bien que je sois leur supérieur, il y avait un esprit de camaraderie entre nous. De nouvelles recrues arrivent et j’essaie de leur transmettre des connaissances comme on l’a fait pour moi, mais cela ne sert pas à grand-chose. Je ne sais pas comment je fais pour vivre aussi longtemps. Peut-être survivrai-je à cette guerre…
1915
Plusieurs mois après, beaucoup de mes amis, anciens ou nouveaux sont morts. D’autres sont à l’hôpital, un lieu où règne l’odeur écœurante du sang et de la sueur mêlés. Certains sont amputés d’un membre ou ont des parties du corps arrachées. D’autres sont devenus aveugles ou ont les poumons détruits par les gaz. Beaucoup ne survivent pas plus d’un jour ou deux. On a changé notre uniforme : il est maintenant bleu ciel, plus discret…
Un après-midi où nous sommes à l’arrière, je vais retrouver mes amis dans un baraquement. La conversation tourne aujourd’hui sur la bagarre vieille maintenant de quelques années ,qu’on nous avait rapportée, au lycée de Nantes, en 1913, entre les élèves qui préparaient Saint-Cyr et des élèves de Philosophie. Maintenant nous nous rendons compte que ceux de Philosophie avaient sans doute raison : la guerre n’a rien de patriotique, elle n’apporte que la mort et la destruction en s’éternisant. Nous rêvions de gloire et d’héroïsme mais nous tombons les uns après les autres dans une presque indifférence. Nous ne pourrons jamais revivre normalement après ce que nous avons vécu. Quand nous sommes partis, nous étions de jeunes hommes de vingt ans pleins d’espoir en la vie future. Après deux ans de combats nous sommes presque indifférents à ce que l’avenir nous réserve. Nous pensons à St-Cyr où on nous a appris qu’il fallait défendre sa patrie. Un ancien élève murmure avec un sourire ironique la devise de l’école : « Ils étudient pour vaincre, ils étudient pour vaincre, c’est ça oui, mon œil ! »
Trois semaines plus tard, j’obtiens une semaine de permission. Je peux enfin aller voir ma famille et mes amis restés là-bas, à Cougaud. Je quitte mes compagnons en me demandant si je les reverrai au retour. Le voyage se passe sans incident et je retrouve mon village. Il a l’air vide car tous les hommes en âge de se battre sont partis. Mon arrivée est donc remarquée et je suis vite entouré. On m’escorte jusque chez moi puis, poliment, on me laisse tranquille. J’embrasse mes parents, pose mon sac, et nous nous installons autour de la table pour échanger les nouvelles. Je les remercie pour tous les colis que j’ai partagés avec mes amis et les lettres que j’ai précieusement gardées. Pendant ma permission, certains me parlent du front comme s’ils le connaissaient, D’autres évitent d’aborder le sujet mais, au fond, personne ne se rend compte de la situation et de notre quotidien là-bas. Ici la vie continue, loin des obus et des tranchées. La semaine passe rapidement. Je me sens si bien que l’idée de ne pas y retourner , de déserter, me traverse. Je la rejette vite : elle est stupide, je me sentirais coupable d’être en sécurité alors que mes amis et mon peloton bravent le danger. Le jour où je repars, les adieux avec ma famille sont plus émouvants car nous sommes conscients, cette fois, que mon retour est incertain.
Je retrouve mes compagnons avec joie : aucun n’est décédé pendant mon absence. Je leur transmets des nouvelles de Cougaud car beaucoup n’y sont pas encore retournés. La vie des tranchées reprend avec toujours autant de boue et de rats. Nous sommes très à l’étroit. Pour dormir, nous nous enroulons dans nos couvertures, seules protections contre le froid. Nous ne nous changeons que très rarement et nous nous déshabillons seulement pour une hypothétique baignade dans une rare rivière. Sur le front, nous essuyons des chutes continuelles d’obus et de grenades. Les assauts sont épuisants mais nous ne dormons pas assez.
Le 12 août 1915, nous avons encore un signal d’attaque. Je m’empare de mon fusil et bondis hors de la tranchée avant de me plaquer à terre : une rafale de tirs ennemis vole autour de nous. Je cours avec les autres quand soudain une douleur fulgurante me traverse la tête. Je tombe. J’entends quelqu’un m’appeler par mon prénom. On s’empare de moi. Je reconnais confusément Paul. Tout est flou autour de moi, et confus. Il me ramène je ne sais comment à la tranchée . Des brancardiers s’emparent de moi. Je m’évanouis.
Je me réveille à l’infirmerie où on m’annonce qu’un éclat d’obus m’a frappé au front, trop légèrement pour me tuer mais assez gravement pour qu’on me ramène à l’arrière. Je suis transporté avec d’autres blessés dans un manoir transformé en hôpital. Là-bas je peux de nouveau me reposer . L’été est arrivé et je peux profiter des fleurs et du soleil. Ces petites choses insignifiantes prennent une beauté inattendue après l’enfer de ces dernières semaines. J’ai une pensée pour les autres restés au front.
Trois semaines plus tard, je suis de retour. La situation a empiré. Henry est mort. Nous ne bougeons plus : nous n’arrivons pas à prendre du terrain sur les Allemands mais eux aussi sont bloqués.
FÉVRIER 1916
Un matin nous plions bagage : on nous envoie plus au nord, près de Verdun. Il paraît qu’une offensive s’y prépare. Dès les premiers jours, cependant, c’est une catastrophe. Des milliers de soldats tombent. Les conditions de vie sont encore pires qu’avant : le temps est glacial, nous avons moins de nourriture, encore moins de confort (si on peut imaginer du confort dans les tranchées), plus de rats, de poux, et surtout encore plus de boue partout. On ne peut même plus se qualifier d’Hommes, nous sommes devenus des bêtes autant à l’assaut qu’au repos. J’écris autant de lettres que je peux à mes parents en attendant des réponses, derniers liens avec la vie normale. Ils m’envoient des colis de nourriture que je partage avec les autres.
Un après-midi, nous sommes chargés de prendre une zone à l’ennemi. L’assaut est terrible. De nombreuses recrues s’effondrent, dont Jean qui a la chance de mourir sur le coup. Nous trébuchons dans la terre. C’est alors que je suis de nouveau blessé : une balle me blesse au bras. Cependant, nous réussissons. Des centaines de vies ont été fauchées pour une trentaine de mètres gagnés. Je suis soigné à l’infirmerie. Ma blessure est assez légère pour que je reste ici. De toute façon , je ne voudrais pas partir maintenant en laissant mes amis et mon peloton.
La situation dure depuis bientôt trois semaines. Nous espérons que cela finira bientôt. Une rumeur court selon laquelle nous serons bientôt relevés. J’essaie de soutenir le moral de mes hommes : bientôt nous pourrons rejoindre l’arrière. Malgré tout je pense que nous ne pourrons jamais tomber plus bas. La plupart de mes anciens camarades sont absents. Beaucoup sont morts. D’autres sont à l’hôpital. Florent a eu la chance de rentrer chez lui définitivement…avec un bras en moins. Pendant ce temps, même s’ils sont en période de guerre, à l’ouest, les civils vivent normalement sans s’imaginer le véritable enfer que nous vivons. Cette guerre a fauché notre jeunesse. Je me demande, comme chacun, si nous pourrons un jour revivre comme avant tout cela…
Charles-Louis Blanchard
« Officier d’un calme et d’un sang-froid à toute épreuve, a organisé sous un feu violent une partie du terrain qu’il avait repris au cours d’une attaque après avoir dépassé les premières tranchées ennemies.
Est tombé en tentant de repousser une contre-attaque ennemie le 9 mars 1916 au Bois-des -corbeaux, à Verdun, en Meuse.
Deux fois cité ordre de l’armée, chevalier de la légion d’honneur »
Livre d’or du lycée Clémenceau avec la liste des morts pour la France du Lycée