Maurice Larrouy, ancien élève du Lycée de Nantes, est lieutenant de vaisseau sur le croiseur Waldeck-Rousseau qui, en Adriatique, combat la marine autrichienne. Les marins ont la hantise du sous-marin, arme sournoise pour ceux qui ont gardé l’esprit chevaleresque et la nostalgie des grandes batailles navales.
Dans son journal il raconte :
« Quelque chose de très blanc parut soudain dans les raies d’écumes. Ma jumelle aussitôt suivit cette ride de l’onde ; on aurait dit un jet de vapeur, glissant au ras de l’eau… Le souvenir des exercices du temps de paix me remit dans les yeux le sillage d’un périscope et je n’hésitai plus : « Alerte ! A gauche toute ! Hausse, huit cents mètres ! Dérive, quarante ! Les trois machines en avant à toute vitesse ! Fermez les portes étanches ! Commencez le feu ! »
Le croiseur bondit. Dans les fonds, les hommes de quart ferment les portes étanches ! La bordée d’artillerie part. Les obus tombent autour de la tache blanche et mouvante. Ils y éclatent comme des boules de neige friable sur un mur bleu. Tous les hommes réveillés de leur sieste, tous les officiers montent sur le pont. A quelques mètres de notre carène, passe le trait floconneux d’une torpille lancée. Elle nous a manqués, mais un gros obus de 194, lancé par une de nos tourelles, éclate juste au-dessus du périscope. Il laboure l’eau, la fait jaillir ; la tige du périscope monte, descend, remonte, redescend, ainsi qu’un animal blessé qui se soulève et retombe. Et puis on ne voit plus rien. L’onde bleue ne montre plus que son indolence habituelle. Franchissant l’espace, une rafale de hourrahs nous vient de l’Ernest-Renan : il a vu l’obus déchirer la mer, et il juge que les éclats en ont crevé le sous-marin.
Qu’éprouve-t-on, lorsqu’en moins d’une minute, on a senti qu’un croiseur, cinquante millions de matériel et un millier d’hommes, ont pu survivre ou mourir selon la promptitude d’un ordre et la lucidité d’une manœuvre ? Je n’en sais rien, et tous ceux qui dans cette guerre auront connu les grandes responsabilités comprendront ce que je veux dire. Un peu plus tard, il me semble que l’on a peur du péril passé. Il se présente sous des couleurs effrayantes, que l’on ne voyait point au moment de l’action. Le courage est chose facile : il suffit de sortir de soi-même, de penser à autrui, et tout devient très simple. Ensuite, on est très fatigué. »